Dupée
— Oh, mon Dieu, chuchota Jaime derrière moi en se couvrant le nez et la bouche. C’est quoi, cette odeur ?
— Celle d’un cadavre en décomposition.
Pas étonnant que Rose ait mis si longtemps pour arriver. Avec une odeur pareille, elle avait été obligée d’emprunter des chemins détournés.
Je jetai un coup d’œil par la porte. Une silhouette sombre émergea de derrière une benne à ordures, hésita, puis retourna précipitamment se cacher derrière. Quelques instants plus tard, elle sortit de nouveau la tête pour essayer de trouver Jaime.
— Attends-moi ici, dis-je en refermant partiellement la porte. Quand je l’aurai coincée, je t’appellerai.
Jaime secoua la tête.
— Je ne te suis peut-être pas d’un grand secours contre un puissant mage, mais ça, je peux le faire.
— Non.
— Elena, c’est un zombie à moitié mort. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien me faire ? Me pourrir dessus ?
— Tu as raison, elle va sûrement se contenter de t’égratigner. Comme avec Clay.
Jaime pâlit, mais refusa d’entendre raison.
— Je veux quand même t’aider…
— Reste, s’il te plaît. Ce sera toujours ça de moins à m’inquiéter…
Quelque chose heurta la porte, qui vint frapper la paume de ma main. Un couinement furieux fit se dresser les poils sur mes bras. En baissant les yeux, je vis la tête d’un rat dans l’entrebâillement. Ses dents brillaient dans l’obscurité.
Je claquai la porte si fort que j’aurais dû décapiter cette sale bestiole. Mais le battant refusa de se fermer. Une foule de rats s’étaient jetés à leur tour sur la porte qu’ils heurtèrent dans un bruit sourd, leurs griffes raclant le bois tandis qu’ils s’escaladaient les uns les autres pour essayer d’entrer.
Une autre tête apparut au-dessus de la première, puis une troisième, en claquant des dents et en se tortillant pour essayer de passer.
Tandis qu’ils criaient et couinaient, l’odeur de sang me parvint à travers l’ouverture, comme s’ils tenaient tellement à entrer qu’ils étaient en train de se mettre en pièces.
— Ils doivent sentir l’odeur de Rose, dis-je à Jaime.
La poignée trembla entre mes mains. C’était à cause de Jaime qui s’était jetée le dos contre la porte pour essayer de m’aider. Cependant, même ce poids supplémentaire ne suffisait pas pour que je referme le battant – pas avec des rats coincés dans l’entrebâillement.
Je levai le pied pour frapper celui du bas, mais Jaime attrapa mon bras.
— Non ! Jeremy a dit…
— Si je ne touche pas celui-là, on va en toucher beaucoup d’autres quand ils arriveront à passer.
— On échange nos places.
Je refusai en secouant la tête.
— Tu portes des sandales. Ils vont te ronger les…
Elle attrapa une planche et la brandit.
— Maintenant, on échange. Tiens-toi prête. Trois, deux, un !
Je me déplaçai de côté et jetai mon dos contre le battant. Jaime se précipita à ma place et frappa la tête du premier rat. Il couina, mais continua à se tortiller pour essayer de passer.
— Ils ne comprennent pas vite, hein ? dit-elle entre ses dents serrées en continuant à frapper.
— Non. Tu vas devoir…
Elle leva la planche comme si elle s’apprêtait à frapper un home-run au base-ball. La planche atteignit le rat du haut en pleine face, et j’entendis le bruit d’un crâne qui se brise.
— Je vais avoir des remords, demain matin, prédit Jaime en visant le deuxième.
Quand l’ouverture fut dégagée, je claquai la porte. Puis, on courut à l’arrière de l’immeuble pour chercher une autre issue, mais on ne trouva que des fenêtres sur lesquelles on avait cloué des planches. Tandis que Jaime traînait une caisse en bois vers la fenêtre, j’arrachai les planches sans prendre garde aux échardes.
— Vas-y, dis-je.
— Non, toi la première.
Je lui lançai un regard noir.
— On n’a pas le temps de se disputer…
— Alors, évite de discuter. Vas-y, je te couvre.
Elle m’aida à passer par la fenêtre, puis sortit à son tour au moment où les rats réussissaient à franchir la porte. Ils ne nous suivirent pas, ils voulaient juste être à l’intérieur, loin de la créature surnaturelle qui venait dans leur direction.
On trouva un autre bâtiment un peu plus loin. Je réussis à convaincre Jaime de monter la garde à l’intérieur pendant que j’attirais Rose au-dehors.
Je ne crois pas exagérer en disant que tout le quartier alentour empestait l’odeur de pourriture qui émanait de Rose. Comme Jaime, même les humains l’auraient remarquée à moins de quinze mètres. Bordel, ils l’auraient même remarquée en passant en voiture avec les fenêtres fermées et la clim en marche. Heureusement, il était plus de minuit, et les rues étaient désertes.
Rose s’était cachée derrière une benne de l’autre côté de la route. Je me faufilai derrière une benne moi aussi pour regarder et écouter. Au bout d’un moment, elle sortit la tête d’une nouvelle cachette, son visage formant un ovale pâle et indistinct sous son châle. Elle regarda lentement à la ronde, puis elle sortit.
Elle fit un pas en chancelant, puis recula en tressaillant. Encore un pas chancelant, puis un autre tressaillement. Se sentait-elle tiraillée entre deux directions ? Hull essayait-il de l’appeler, lui aussi ?
Cette drôle de danse l’amena au bord du trottoir. Quelque chose bougea dans la ruelle derrière elle. J’essayai de repérer une odeur dans le vent, mais celle de la chair putride neutralisait toutes les autres. Je fixai l’endroit où j’avais vu le mouvement. Rien.
Mon cerveau passa en revue toutes les possibilités. C’était trop gros pour un rat. Jeremy ou Antonio ? Ils ne se dissimuleraient pas comme ça au sein des ombres.
Pouvait-il s’agir de Hull ? Ou de l’autre zombie ?
Rose semblait être le zombie de secours de Hull. Il nous avait laissé la tuer trois fois déjà. C’était logique. Donnez à un mage du xixe siècle deux serviteurs zombies, un criminel et une putain, qui croyez-vous qu’il va laisser tomber ? Donc, quand Jaime avait invoqué Rose, je ne m’attendais pas que Hull soit dans les parages et remarque sa disparition. À mon avis, il devait garder ses distances le plus possible.
Mais si j’avais eu tort ?
Si Hull ou l’homme au chapeau melon se trouvaient dans cette ruelle, je pourrais peut-être sauter une des étapes de mon plan, qui consistait à obliger Rose à me conduire jusqu’à Hull. Mais je n’étais pas encore prête à l’affronter lui, loin de là.
Je reculai à l’intérieur du bâtiment.
— Jaime ? chuchotai-je. Monte à l’étage. Surveille la ruelle de l’autre côté de la route, là où se trouvait Rose. Si quelqu’un en sort – ou sort d’un autre endroit –, tu redescends. Je vais attirer Rose à l’intérieur.
Je regardai autour de moi. Le long du mur, il y avait une armoire rouillée suffisamment large pour que je puisse me dissimuler derrière. Il faudrait juste ne pas oublier que, si j’avançais, ce serait mon ventre, et non mes pieds, qui risquait de me trahir.
Je me précipitai derrière l’armoire. Au bout d’un moment, j’entendis des bruits de pas, lourds et étrangement espacés.
Une ombre traversa le seuil. Je reculai, puis essayai de jeter un coup d’œil dans le mince espace entre l’armoire et le mur.
La lumière qui filtrait à travers la porte d’entrée ouverte sur la rue projetait une lueur jaunâtre sur le sol. Une ombre la traversa en tanguant, le corps agité de secousses, comme si Rose suivait encore les pas de son étrange danse, tiraillée entre deux forces opposées.
Un faible gargouillis résonna dans la pièce, puis j’entendis Rose marmonner des paroles inintelligibles. Il y eut ensuite un bruissement de tissu lorsqu’elle recommença à avancer. Quelques instants plus tard, je vis apparaître l’ourlet d’une longue jupe, sous un manteau presque aussi long.
Rose chancela, comme si elle avait perdu le combat contre les lois de la gravité. Elle leva son autre pied chaussé d’une botte et l’abattit sur le sol. C’était donc ça le problème. La gravité, et non l’attraction opposée de deux forces surnaturelles. Elle devait avoir un problème avec son autre jambe…
Lorsque celle-ci se souleva pour faire un nouveau pas, je ne pus m’empêcher d’ouvrir de grands yeux. Sous la longue robe, il n’y avait pas de botte, rien que quelque chose de long et de blanc, comme une canne : l’os de sa jambe, dépourvu de pied, avec quelques lambeaux de chair sale qui pendaient encore dessus. L’os vint à la rencontre du sol. Rose marqua une pause d’une seconde, le temps de retrouver son équilibre, et tangua en avant, puis en arrière lorsqu’elle lança son pied valide et qu’elle fit reposer son poids dessus.
Dieu tout-puissant, quelle force de caractère fallait-il pour marcher comme ça ? Mais elle y était obligée. Elle avait été invoquée et devait obéir.
Quand elle tourna son visage dans ma direction, je faillis laisser échapper un hoquet de surprise et me mordis la lèvre au dernier moment pour étouffer le son. Son nez n’était plus qu’une cavité noircie au-dessus d’un autre trou béant qui avait été sa bouche. Ses lèvres n’étant plus là, ses dents étaient mises à nu en une perpétuelle grimace de squelette. Des os sanglants saillaient au niveau de son menton et de ses pommettes.
Tout en essayant de ne pas gémir, je me traitai tout bas de chochotte. J’avais déjà vu pire. Des cadavres déchiquetés par des cabots, par exemple. Mais ils étaient morts ! me hurlait mon cerveau. Ils ne se baladaient pas vivants, en respirant, conscients de leur état…
Je reculai avant qu’elle me voie, mais je bougeai trop vite et mon coude heurta bruyamment la paroi métallique. Le son résonna aussi fort qu’un gong.
Rose laissa échapper un cri à mi-chemin entre le rugissement et le couinement et commença à avancer dans ma direction. Je surgis de derrière l’armoire, et elle se jeta sur moi, les mains levées, les doigts repliés comme des serres osseuses, car la plus grande partie de la chair s’en était détachée. D’ailleurs, il lui manquait la moitié des doigts. Je m’écartai de sa trajectoire, mais elle continua à avancer cahin-caha, plus vite que je l’aurais cru possible.
Quand je reculai, l’une de ses serres osseuses fendit l’air devant moi. Je réagis purement à l’instinct et lui donnai un uppercut en dessous du bras. Celui-ci se leva sous la force de l’impact, puis retomba ballant le long de son flanc. Malgré tout, elle avança encore, en me menaçant de sa main valide.
Tout en esquivant ses coups de griffes, je vis son bras ballant descendre… et glisser dans sa manche.
Lui avais-je vraiment disloqué le bras ? D’un simple coup de poing ? Mais comment allais-je bien pouvoir la maîtriser ? Si je la jetais par terre, je risquais de la couper en deux !
Elle continuait à avancer, les yeux fous de rage.
— Rose ! lui criai-je.
Elle ne s’arrêta pas pour autant et continua à faire claquer sa botte sur le sol en déchirant l’air avec le bras qui lui restait. Quand je l’appelai de nouveau, son regard croisa le mien, me prouvant qu’elle était toujours capable d’entendre et de comprendre ce qu’on lui disait.
Je la laissai se rapprocher à moins de trente centimètres de moi, puis je m’éloignai à l’autre bout de la pièce, ce qui la fit hurler de rage.
— On peut continuer comme ça toute la nuit, Rose, lui dis-je. Tu ne peux pas m’attraper et tu le sais.
Pour toute réponse, elle se jeta sur moi en grondant. Je fis un pas de côté pour l’éviter, puis traversai de nouveau la pièce en marchant, tout simplement. Une fois de l’autre côté, je me perchai sur le coin d’un vieux bureau en métal, comme pour me mettre plus à l’aise.
— Je peux te donner ce que tu veux, Rose, lui dis-je.
Sa bouche dépourvue de lèvres s’ouvrit. Elle baragouina quelque chose que je réussis malgré tout à comprendre :
— Tant mieux. Alors, viens là.
— Tu as encore le sens de l’humour ? Très vite, c’est tout ce qu’il te rest…
Elle se jeta sur moi. Je levai le pied et lui donnai un coup dans le ventre, pas trop fort, mais suffisamment puissant pour la jeter à terre. Elle resta étendue moins d’une seconde, puis lutta pour se remettre debout sur sa jambe valide. Tandis que son corps tremblait sous l’effort, son bras disloqué tomba par terre. En voyant ça, elle laissa échapper un hurlement de rage et de frustration.
— Je ne voulais pas faire ça, lui dis-je. Si tu es capable de réfléchir encore, comme je le pense, tu sais que c’était un accident. Je n’ai pas l’intention d’aggraver encore ton état. Tout ce que je veux, c’est Matthew Hull.
Ses yeux roulèrent dans leurs orbites pour croiser mon regard. Je compris qu’elle reconnaissait ce nom. S’il restait encore l’ombre d’un doute dans mon esprit, ce dernier s’évanouit. Matthew Hull et le contrôleur n’étaient qu’une seule et même personne. Rose me dévisagea fixement, sans cligner des yeux. Comment aurait-elle pu ? Elle n’avait plus de paupières. Je me forçai à détourner le regard en sentant mon estomac se révolter.
— Que t’a-t-il promis en échange de ma capture ?
— Qu’ça s’arrêtera, marmonna-t-elle.
— Pour que tu puisses mourir en paix.
Son corps se raidit.
— Non. Peux pas… mourir. J’irai en Enfer. (Elle frissonna.) Ça, c’est mieux. Ferme le portail. Plus de… Ça s’arrête.
— La décomposition, tu veux dire.
— Ça va… guérir.
— Guérir ? C’est ce qu’il t’a dit ? Peut-être, mais comment compte-t-il faire repousser toutes les parties que tu as perdues ? Ton pied ? Tes lèvres ? Ton bras ? Ton nez ? Tes paupières ? Ce que tu veux vraiment, c’est la paix, non ? Mourir et aller dans un endroit paisible où tu seras de nouveau entière. Je peux faire en sorte que ça se produise.
Elle laissa échapper d’étranges bruits de hoquet. Au bout d’un moment, je compris qu’elle riait.
— Tu ne me crois pas ? J’ai quelqu’un ici, avec moi, qui peut t’aider. La personne qui t’a invoquée. Elle peut faire en sorte que tu passes de l’autre côté.
— Pour aller tout droit dans c’te saleté d’Enfer, gronda Rose. Après tout ce que j’ai fait, c’est là qu’j’irai, c’est sûr.
Elle marquait un point. Puis je me souvins de ce que Jaime m’avait raconté au sujet d’Eve.
— Je n’en serais pas si sûre, à ta place. Je ne peux pas te dire ce qu’il y a de l’autre côté. Personne ne le peut. Mais il y a plus de rédemption que de vengeance. Je dirais que tu as une bonne chance de trouver un peu de paix dans ta prochaine vie. Surtout si tu finis celle-ci en faisant quelque chose de bien.
— Elena a raison, dit une voix derrière moi. Moi non plus, je ne sais pas ce qu’il y a de l’autre côté, mais je connais plein de fantômes qui pensaient se retrouver dans un endroit bien pire que celui où on les a envoyés.
Jaime s’avança. Lorsque son regard se posa sur Rose, son visage ne trahit ni l’horreur ni la révulsion. Même pas la pitié. Elle se contenta d’avancer pour me rejoindre.
— Conduis-nous à Hull, et nous prendrons les choses en charge à partir de là. Tu seras libre, lui promis-je.
Rose nous regarda avec ses horribles yeux sans paupières.
— Ne me dis pas que tu éprouves encore une certaine obligation envers lui. Peut-être que c’est ce que tu as ressenti au début, quand tu as compris qu’il te donnait une chance d’avoir une nouvelle vie, mais j’espère que tu n’as pas oublié que c’est lui qui a mis un terme à la première. Tu es une servante. Une esclave zombie, envoyée dans ce portail pour le servir. Il t’a utilisée et t’a laissé mourir, encore et encore, pour te jeter de nouveau en travers de notre chemin. Tu tombes en morceaux, et après ? Il a du renfort. Un homme. Lui, il ne se décompose pas aussi vite que toi, pas vrai ? Tu crois vraiment que c’est juste un coup de chance ?
— Z’allez l’tuer ? nous demanda-t-elle. L’sorcier, enfin, quoi qu’il soit ?
— C’est le plus sûr moyen de refermer le portail. Et quelque chose me dit que Hull ne va pas recevoir l’un de ces laissez-passer pour sortir de l’Enfer.
Son visage se tordit en un horrible sourire.
— Tant mieux.